Conférence
Hugues Fontenas, communication à la journée d’études “Muséographie du musée d’art (1919-1939)” organisée par les Musées de Strasbourg, en collaboration avec le Centre allemand d’histoire de l’art, Strasbourg, 29 janvier 2010.
Notes
[i] Karl Ernst Osthaus, né le 15 avril 1874 à Hagen (Allemagne), mort 25 mars 1921 à Merano (Italie). Initiateur du musée Folkwang à Hagen en 1902, premier musée entièrement dédié à l’art moderne dont l’intérieur fut conçu par Henry van de Velde.
[ii] Karl Ersnt Osthaus, “Das Schaufenster”, in Jahrbuch des Deutschen werkbundes 1913, “Die Kunst in Industrie und Handel”, Iéna, Eugen Diederichs, 1913, p. 61.
[iii] “Der ganze Laden ist, wenn man will, Shaufenster.”, K.-E. Osthaus, op. cit., p. 59.
[iv] Sur ce sujet, cf. Matilda McQuaid, “Lilly Reich and the art of exhibition design”, in Lilly Reich, Designer and Architect, catalogue de l’exposition au Museum of Modern Art, New York, MoMA/Abrams, 1996, pp. 9-43.
[v] Sur ce sujet, cf. Kunstschulreform, 1900-1933, catalogue de l’exposition au Bauhaus Archiv, Berlin, Gebr. Mann Verlag, 1977.
[vi] Albert Reimann in “How Display Men are trained in Germany”, Commercial Art, volume II, Londres, The Studio, 1927, p. 205.
[vii] Frederick Kiesler, Contemporary Art Applied to the Store and its Display, London/New York, Pitman and Sons, 1930.
[viii] Kiesler, 1930, op. cit., p. 27.
[ix] Kiesler, 1930, op. cit., p. 65.
[x] Kiesler, 1930, op. cit. , p. 66.
[xi] Kiesler, 1930, op. cit., p. 72.
L’architecture du musée et son destin commercial
2010
Les projets de nouveaux types de musées d’art qui sont développés par certains architectes dans le milieu des avant-gardes du début du vingtième siècle peuvent être rapprochés des principes qui prévalurent pour la création des premiers musées consacrés exclusivement à l’”art moderne”. Dans un contexte doctrinal qui privilégiait une lecture historique articulée sur la succession des ruptures, il est facile de comprendre comment les réflexions sur une architecture spécifique au musée d’art moderne pouvaient renvoyer aux principaux arguments théoriques qui avaient traversé, depuis le début du siècle, les différentes avant-gardes artistiques.
On ne peut toutefois observer la manière dont se concevaient ces dispositifs architecturaux ou muséographiques pour exposer la production artistique moderne sans s’intéresser en parallèle à la manière dont cette question de la présentation de la production contemporaine était renouvelée dans un autre grand domaine, celui du commerce.
Dans l’histoire des rapports d’influences complexes et toujours réciproques entre le monde des musées et le monde des magasins, deux structures dédiées à la présentation et à la valorisation de beaux objets et de précieuses collections, les années 1920 et 1930 sont marquées par de nombreuses propositions remarquables, en Allemagne comme aux Etats-Unis. La qualité et la singularité des expériences allemandes reposaient pour beaucoup sur les réflexions initiées dans le cadre du Deutscher Werkbund depuis sa fondation en 1907, mais également sur une influence américaine plus sensible que dans bien d’autres pays européens dans les domaines du management et de l’architecture.
Plutôt qu’un regard détaillé sur un des aspects de la pensée de la muséographie, il parait donc intéressant de porter un regard transversal qui considère à la fois l’exposition muséale et l’exposition commerciale, comme une sorte de hors-champs susceptible de révéler la richesse et les enjeux des propositions dans cette période.
Scientific Management
Salman Shocken fut l’un des premiers grands marchands européens à appliquer dans ses magasins allemands, dès les années 1910, des principes qui rejoignaient ceux du “scientific management” tels qu’ils se diffusaient aux Etats-Unis à partir du début du siècle et notamment depuis la publication en 1903, dans la revue de l’American Society of Mechanical Engineers, de l’article de Frederick W. Taylor, “Shop management”, première publication importante qui précéda celle de The Principles of Scientific Management en 1911.
Les grands magasins Schoken se constituèrent progressivement en véritable chaîne commerciale à partir de 1901, date à laquelle Salman Schoken rejoignit son frère Simon dans la direction d’un premier établissement à Zwickau. Une dizaine de grands magasins Schoken existaient déjà en Allemagne avant 1914 et sept magasins supplémentaires furent construits dans les années 1920.
L’apport essentiel de Salman Schoken dans le développement de cette chaîne de grands magasins généralistes fut de proposer pour chaque type de produit, notamment des produits destinés à la maison, un seul modèle, au prix le plus juste. Plus encore, ce modèle unique, après avoir été sélectionné depuis le siège de Zwickau, était diffusé et présenté de la même manière et au même prix dans tous les magasins de la chaîne. Il n’est pas inutile de rappeler que Salman Schoken ressentit la nécessité de faire appel, pour la construction de trois de ses plus importants établissements (Nuremberg en 1925-26 ; Stuttgart en 1926-28 ; Chemnitz en 1928-29) à un architecte particulièrement impliqué dans les courants de la nouvelle architecture en Allemagne, Erich Mendelsohn.
Les réalisations qui suivirent ces commandes illustrent bien, malgré des relations parfois difficiles entre Schoken et Mendelsohn, une convergence totale entre certaines dispositions essentielles dans la définition de la nouvelle architecture et les impératifs du “scientific management”. La mise en valeur des circulations, l’exploitation des structures en porte-à-faux pour la création de gigantesques vitrines ininterrompues comme l’apport de lumière naturelle depuis des fenêtres hautes en bandeaux libérant de larges surfaces de présentation : tous ces dispositifs consciencieusement répertoriés dans les histoires courantes de l’architecture moderniste comme les éléments de son “vocabulaire” propre, sont également des outils dans une perspective de management.
Mais ce qu’il faut particulièrement remarquer c’est que ces outils, autant architecturaux que commerciaux, contribuaient surtout à l’affirmation d’un nouveau type de regard porté sur les objets présentés. Il n’est pas anodin que le photographe Albert Renger-Patsch (1897-1968) ait prêté attention aux étalages des magasins Schoken.
La rencontre des impératifs commerciaux et des instruments architecturaux particulièrement puissants imaginés par Mendelsohn ne pouvaient que contribuer de la manière la plus certaine à la formation de l’univers “objectif” de ce nouveau monde mécaniste auquel rêvaient les acteurs de certaines avant-gardes radicales depuis les années 1910.
Karl Ernst Osthaus, la vitrine “objective”.
Dans sa fameuse édition de 1913 consacrée à “L’art dans l’industrie et le commerce” (Die Kunst in Industrie und Handel), l’almanach du Werkbund renferme non seulement l’article de Walter Gropius sur les bâtiments industriels qui allait devenir un des piliers de la théorie de l’architecture moderne, mais également l’article de Karl Ernst Osthaus, acteur majeur du Werkbund et, surtout, de l’univers des musées dédiés exclusivement à l’”art moderne” [i], intitulé sobrement “La vitrine” (Das Schaufenster).
Dans ce texte de onze pages, Osthaus se livre à une critique des vitrines couramment visibles dans les villes de l’époque. Pour l’auteur, si l’abondance de décoration et de produits, comme l’aspect spectaculaire de ces vitrines pouvaient certes attirer le regard du passant, c’était toutefois de manière vaine. Comme aveuglés par ce déferlement esthétique, les passants, estimait Osthaus, ne pouvaient qu’oublier tout ceci et ne pas même apercevoir ni mémoriser les produits offerts à la vente. En un mot, ces vitrines étaient confuses, elles manquaient de clarté, le regard n’y était pas bien dirigé, elles manquaient d’”objectivité”. “La nouvelle vitrine sera objective” (Das neue Fenster will sachlich sein) [ii], tel était le mot d’ordre. Et pour introduire son propos, comme pour tracer le chemin à suivre, Osthaus, débutait son texte par la comparaison entre les vitrines fermées des magasins d’Occident et le bazar d’Orient. Si ce dernier pouvait constituer un modèle moderne pour la présentation des marchandises c’est parce que dans le bazar, “tout le magasin est, quand on le veut, une vitrine” [iii], que les productions y étaient montrées en cours d’élaboration. Ce qu’il fallait donc montrer était un processus et non un simple résultat trop figé.
A partir des années 1910, notamment dans les cercles liés au Werkbund, la redéfinition de la vitrine commerciale constitua bien un sujet de réflexion et d’expérimentation majeur et l’article d’Osthaus annonce en 1913 le type de vitrine “objective” qui allait devenir au cours de la décennie suivante la marque généralisée d’une esthétique moderniste métropolitaine.
Ce qui se construisait en même temps, et peut-être de la même manière, que les objets était un regard moderne qui exigeait de comprendre, qui voulait porter jusqu’à l’origine des choses.
Lilly Reich, l’essence de la matière.
Parmi les nombreuses illustrations qui accompagnent les différents articles de l’almanach du Werkbund de 1913, divisées en types (usines, commerce, vitrines…), on en distinguera deux.
La photographie l’espace d’exposition (shauraum) de l’usine d’appareillage de l’A.E.G. à Berlin (p. 80), montre l’aménagement conçu par l’architecte Peter Behrens dans un rigueur néoclassique qui aurait convenu également à la salle d’un musée des sciences ou des techniques.
La photographie de la page 103 représentant la vitrine de l’”Elefanten Apotheke” de Berlin, réalisée la même année par l’architecte d’intérieur et designer Lilly Reich (1885-1947). Cette vitrine dont la rigueur conceptuelle contribuera à la reconnaissance du travail de Lilly Reich illustre parfaitement tous les caractères de la vitrine moderne énoncés par Osthaus.
Les parois de fond et de côtés de la vitrine sont libérées de toute décoration et leurs encadrements simples souligne l’ordonnancement rigoureux de quelques objets. Mais surtout, ces objets sont en fait les instruments utilisés pour la fabrication des médicaments (mortier, tubes de distillation, verrerie…).
En proposant que la vitrine ne soit pas uniquement le cadre d’exposition d’un produit fini, mais plutôt une scène de démonstration, sinon d’explicitation, de la manière dont les produits était réalisés, Lilly Reich s’engageait dans un processus de travail qui répondait aux aspirations énoncées par Osthaus et qui allait la conduire à l’une des approches les plus conceptuelles de l’exposition commerciale.
A partir de 1925, Lilly Reich conçut en effet, notamment aux côtés de Mies van der Rohe, une série d’expositions et de stands commerciaux qui furent autant de démonstrations d’une manière radicale d’envisager la présentation des produits et des objets [iv].
“De la fibre au textile” (Von der Faser zum Gewebe), Foire de Francfort, 1926.
A l’occasion de cette exposition industrielle et commerciale, et poursuivant l’expérience engagée pour la vitrine de l’Elefanten Apotheke, Reich inverse le rapport entre le produit fini et les matières ou instruments ayant servi à sa confection, habituellement présentés dans ce type d’exposition de manière accessoire ou décorative. Au contraire, Reich fait alors des machines et des fibres les sujets principaux de l’exposition. Cette conception qui pourrait paraître “didactique” et renvoyer aux exemples de musées techniques relève en fait d’une recherche fondamentalement esthétique que confirmeront les réalisations ultérieures.
“Le logement” (Die Wohnung), exposition du Werkbund, Stuttgart, 1927.
Reich conçut la majorité des expositions organisées dans les halls de la Gewerbehalle-Platz notamment : équipements de la maison dans le hall 1 avec le concours de Willy Baumeister pour le graphisme ; industrie du verre dans le hall 4, en collaboration avec Mies van der Rohe ; industrie du linoléum dans le hall 5 (avec Mies et Baumeister).
La salle de l’industrie du verre était présentée comme une sorte de logement dont les parois utilisaient des panneaux de différents verres (verre clair, sablé et gris opaque) tandis que le sol était en linoléum, en continué du hall suivant.
“Café velours et soie” (Café Samt und Seide) réalisé avec Mies van der Rohe dans le cadre de l’exposition Die Mode der Dame à la Funkturmhalle de Berlin en 1927.
L’exposition se présente comme un enchaînements de petits espaces séparés par des parois de draperies de velours noir, orange ou rouge et de soie noire ou jaune-citron, suspendues à des barres de métal flottantes.
L’approche de Reich, qui rejoint les recherches contemporaines de Mies van der Rohe, relève fondamentalement d’une pensée élémentariste, sous l’influence de certaines avant-gardes comme le Stijl ou les courants constructivistes (on ne peut oublier l’influence de Richter ou Lissitzky sur Mies van der Rohe).
Ce qu’il s’agit de montrer à travers l’exposition, c’est une essence du produit, un explicitation de sa nature et pour y parvenir, la recherche est celle des composants irréductibles. On comprend alors que dans ce cheminement, la logique appliquée au objets “exposés”, ou plutôt aux “objets élémentarisés”, rejoint la quête architecturale pour former un ensemble non seulement homogène mais continu.
Ce qui est à l’oeuvre dans cette recherche est bien une continuité, une unité, comme une réponse tardive mais très précise au mot d’ordre post-romantique de la fusion de l’art et de la vie qui avait intéressé la plupart des avant-gardes au cours des premières décennies du siècle. Lilly Reich propose une exposition de l’objet qui unit sans aucune distinction possible, l’objet et son support de présentation, c’est à dire l’objet et son exposition.
En procédant non seulement de manière “objective”, comme il était devenu courant de le faire dans les milieux modernistes au cours des années 20, mais plus profondément selon une procédure élémentariste, c’est à dire en renvoyant chaque objet à sa ou ses matières premières, Reich opérait comme une fusion radicale de l’exposition dans une ambiance au milieu de laquelle il devenait impossible, ou plutôt inutile, de distinguer l’exposé de l’exposant.
C’est bien plus largement au regard de la recherche esthétique et de la question de la place de l’art dans l’environnement quotidien qu’il convient de situer ces expériences. En procédant selon une telle attitude élémentariste pour exposer des produits industriels, Reich réalisait, souvent avec Mies van der Rohe, comme un commentaire sur une manière d’exposer la production esthétique contemporaine qui était plutôt une manière de la fondre dans une matière commune, dans un dépouillement constructif et décoratif essentiel.
C’est au cours des années 1929-1931 que Reich parvint, avec Mies van der Rohe à ses réalisations les plus abouties dans cette direction.
A l’occasion de l’exposition internationale de Barcelone en 1929, Lilly Reich assura la direction artistique de 25 expositions commerciales de la délégation allemande dont deux sont particulièrement remarquables du point de vue de cette recherche à la fois “objective” et “élémentariste” :
– l’exposition de l’industrie textile (avec Mies van der Rohe), avec des parois vitrées colorées servant de support aux draperies, tandis que le sol en linoléum et les murs étaient blancs avec un graphisme noir de Gerhard Severain.
– le stand de la brasserie Hackerbraü (avec Mies van der Rohe), avec son alignement de bouteilles, de fûts et d’instruments de brasserie.
Dans cette dernière installation, le processus initié avec la vitrine de l’Elefanten Apotheke est parfaitement abouti avec le déroulement exposé de la fabrication industrielle (la série) considéré comme matière et sujet de l’exposition.
En 1931, à l’occasion de ses réalisations pour l’exposition “Le logement de notre temps” (Die Wohnung unserer Zeit), dans le cadre de la foire de la construction allemande de Berlin, Reich parvenait à une de ses réalisations les plus radicales du point de vue esthétique : l’”exposition des matériaux”. Reich rend presque invisible les supports, offrant au regard des visiteurs les matériaux en eux-même et aboutissant, notamment dans le cas de la section du bois, à une présentation totalement abstraite et graphique.
Dans ce dernier type de dispositif, qui sera repris par Reich et Mies van der Rohe pour les stands conçus dans le cadre de l’exposition “Peuple allemand – Travail allemand” (Deutsches Volk – Deutsche Arbeit), première grande exposition de propagande de l’Allemagne nazie tenue à Berlin en 1934, il est clair que la démarche d’exposition, le processus de mise à nu de l’objet, sa disparition élémentaire, est le véritable sujet de l’exposition.
Il est clair également que cette démarche de présentation de l’objet est parfaitement en accord à la fois avec les visées rationalistes et productivistes du monde de l’industrie et du commerce et avec les aspirations essentialistes de certaines avant-garde artistiques. Plus encore, il apparaît bien au travers de cette méthode “objective” que le sujet de toute exposition est désormais le mode d’exposition lui-même, indissociable de l’objet exposé et seul capable de le restituer en tant que nature.
C’est de ce point de vue esthétique qu’il importe de considérer ces expériences : au regard des réflexions contemporaines sur l’exposition de l’art moderne dans les lieux habituels d’exposition de l’art que sont les musées.
La proximité formelle entre certaines mises en forme d’expositions de Lilly Reich et des propositions artistiques “minimalistes” des années 1960 qui questionnaient l’exposition et précisément le rapport du visiteur à l’objet artistique exposé constitue d’ailleurs un indicateur fort intéressant.
En procédant de la sorte, Lilly Reich et quelques autres architectes qui explorèrent de la manière la plus radicale la question de la présentation de l’objet industriel et commercial fournissaient à l’univers de l’exposition artistique moderne des cadres de référence en même temps qu’ils mettaient en évidence la possibilité d’un type de regard et d‘une fusion esthétique qui supprimeraient toute nécessité d’exposition de l’oeuvre artistique au profit d’une diffusion plus générale de la matière de l’oeuvre, d’une essence abstraite.
Reimann Schule, la puissance artistique de la vitrine.
La question de la nature “artistique” de la présentation commerciale est un sujet couramment débattu en Allemagne au cours des années 1920, notamment par le biais de la réalisation de nombreuses vitrines selon les nouveaux critères d’”objectivité”.
L’”école Reimann”, centre de formation de professionnels de l’étalagisme, fut au centre de ces recherches et de cette production.
Albert et Klara Reimann ouvrent en 1902 un premier “atelier d’objets d’art” dans la Ritterstrasse à Berlin (“Schülerwerkstätten für Kleinplastik”). En 1912, l’atelier devient la “Höheren Fachschule für Dekorationskunst” (Ecole supérieure pour les arts décoratifs), avec le soutien du Deutschen Werkbundes. Le programme de l’école est marqué par de constants changements qui sont autant d’adaptations aux évolutions des demandes notamment commerciales. Des cours spécifiques de “Shaufensterdekoration” y sont ainsi organisés à partir de 1924, assurés surtout par Georg Fischer. [v]
Dans un texte paru en 1927 à Londres et intitulé “Comment les “étalagistes” (Display men) sont formés en Allemagne”, Albert Reimann écrit :
“L’exigence de puissance et d’efficacité à la fois artistique et pratique devient continuellement, dans le monde des affaires, de plus en plus forte et urgente.” [vi]
En quelque sorte, les exigences du monde des affaires permettent d’achever la constitution d’un nouvel univers artistique voulu par les anciennes avant-gardes. Pouvait-il y avoir de plus bel “homme nouveau”, doté d’un regard véritablement objectif que le représentant de la puissance pratique du monde des affaires?
Frederick Kiesler, la destinée artistique du grand magasin.
Les exemples de réalisations de l’”Ecole Reimann” sont abondamment illustrés dans le célèbre livre de Frederick Kiesler paru à New York en 1930 : “Contemporary Art Applied to the Store and its Display.” [vii] Ce livre manifeste constitue le plus célèbre apport théorique sur la question des liens entre l’art issu des avant-gardes et l’univers de la présentation commerciale.
La parution de ce livre s’inscrit dans un contexte intellectuel très spécifique aux Etats-Unis à la fin des années 1920 qui s’appuyait sur les expériences européennes et notamment allemandes dérivées des avant-gardes. En s’inscrivant dans une lignée esthétique qui reprenaient à couvert les thèmes de fusion de l’art et de la vie, ou de la fabrication de l’homme nouveau de la modernité, une importante pensée théorique de la vitrine commerciale se développa : plus que jamais, la vitrine y était considérée comme une forme artistique sinon comme la forme ultime de l’expression artistique moderne. Et le principal caractère de cette forme était précisément d’opérer des rapprochements, au premier rang desquels était bien sûr la superposition de l’objet exposé et du dispositif d’exposition.
Pour les principaux protagonistes de cette approche comme Norman Bel Geddes ou Frederick Kiesler, la démarche n’était pas dénuée, comme on le sait, d’arrières pensées. Dans le contexte de la crise économique, la valorisation artistique du commerce s’intégrait aussi, pour quelques architectes novateurs en manque de commandes, dans une démarche de recherche urgente d’une nouvelle clientèle.
Mais ce qui caractérisait l’évolution qui se produisait aux Etats Unis et permettait de conférer à la vitrine un rôle encore plus fort, était la reconnaissance par des auteurs comme Kiesler ou Bel Geddes de l’importante d’une nouvelle “conscience visuelle”. C’est cette conscience nouvelle, caractéristique du citoyen américain évolué, qui devait permettre le déplacement des frontières et des genres entre le monde de l’art et celui du commerce.
Frederick Kiesler s’était installé à New York en 1926 et il y poursuivit d’abord l’activité de scénographe de théâtre qu’il avait initiée à Vienne quelques années plus tôt.
A partir de 1928, et jusqu’en 1930, il obtint la commande d’aménagements de vitrines pour le grand magasin Saks Fifth Avenue à New York. Ces réalisations l’amènent à une réflexion globale sur le sujet et à la publication de son ouvrage.
Le titre presque manifeste doit être bien compris : en effet, il s’agit bien moins dans la démonstration proposée par Kiesler dans cette ouvrage d’”art appliqué” au sens ancien du terme que d’art “déplacé”, que d’un changement de paradigme.
La structuration du livre explicite clairement ce changement annoncé. Dans la première partie, Kiesler opère d’abord un retour sur le poids des beaux-arts dans les arts décoratifs en présente la peinture, la sculpture et l’architecture comme sources des “arts appliqués” avant de célébrer De Stijl (“l’idée de l’efficacité portée à sa plus haute signification”) [viii] et de développer sa théorie du “Tensionisme” succédant à l’”horizontalisme”. Il n’est pas inutile de noter que pour illustrer cette théorie, Kiesler fournit le projet d’un “grand magasin en spirale” (daté, selon lui de 1925) ainsi que le projet d’un grand magasin à double paroi de verre sur la 5ème avenue (daté de 1928).
Sur ces bases, Kiesler développe l’essentiel de son propos dans la seconde partie du livre intitulée “L’Amérique adopte et adapte le nouvel art dans l’industrie.” [ix] Dès le début de la section, il écrit :
“L’Amérique, qui ne s’implique pas autant que l’Europe dans les expériences artistiques personnelles, ne pouvait pas expérimenter la nouvelle forme d’art pour elle-même (l’art pour l’art). Parce que les arts industriels de l’Amérique repose sur l’attrait (appeal) des masses et qu’il n’y avait aucune demande des masses pour des produits conçus (designed) selon la nouvelle manière.
L’ART CONTEMPORAIN ATTEINT LES MASSES A TRAVERS LE MAGASIN.
Le grand magasin à la maison fut le véritable introducteur du modernisme pour un public élargi. Il révéla l’art contemporain au commerce américain.
En premier lieu dans le stylisme des tissus pour la mode féminine.
En second, comme une manière de décorer la vitrine.
En troisième, dans la décoration et l’arrangement des magasins.
Et finalement, pénétrant dans le foyer à travers la décoration intérieure, l’art moderne apporte une contribution durable à une nouvelle perspective (outlook) de la vie.
Le grand magasin joua le rôle de l’interprète du nouvel esprit artistique pour le peuple.
Voilà un art qui fut accepté, non à travers un long mûrissement de ses théories et de ses principes dans les académies et les écoles d’arts, mais simplement en plantant ses créations au cœur des centres de commerce.” [x]
Selon Kiesler, dans l’ensemble des dispositifs commerciaux, la vitrine revêt une importance singulière car elle reflète un “nouveau style d’art américain”.
En fait le constat de Kiesler est plutôt un programme “optimiste”, entièrement suggéré par les mots d’ordre des grandes avant-gardes artistiques européennes, surtout celui de la “fusion de l’art et de la vie”, de la disparition de l’art dans l’activité normale.
Dans ce contexte, Kiesler conçoit le grand magasin comme un véritable centre de culture, et il le pose clairement en concurrence du musée :
“Je me souviens d’un marché couvert ou il était surprenant de découvrir le musée national au premier étage, au dessus du marché. Cela fut peut-être le fruit du hasard, mais si l’on se souvient des activités de nos grands magasins aujourd’hui – leurs exposition, leurs galeries d’art, leurs auditoriums et leurs conférences – alors ce hasard du passé devient un symbole de la direction culturelle dans laquelle le magasin continuera de se développer.” [xi]
Dans ces magasin, pour Kiesler, le “display manager” est l’impresario ; l’artiste change de statut ; il ne dépend plus du pouvoir, mais il devient le “sujet de l’industrie” dans les espaces commerciaux.
Ainsi, avant de développer dans les deux dernières parties du livre une approche plus pratique et esthétique de la vitrine en elle-même (incluant un étrange chapitre sur la “décoration diffusée” (broadcast) – “radio music is phonetic decoration” – comme sur la télévision capable de rendre les vitrines cinétiques), Kiesler expose de la manière la plus forte et également la plus pragmatique la vision d’une disparition de l’artiste dans le “display manager”, prélude à une diffusion du musée dans le magasin.
Et ceci conduit Kiesler à conclure son livre en insistant sur l’absence de limite entre architecture et décoration pour la réalisation d’un magasin satisfaisant, point final à l’élimination de distinctions anciennes beaux-arts / arts appliqués, artiste / décorateur…
Années 50 : mall vs. musées.
Les propositions qui émergent autour de la question de la qualité artistique de la vitrine et du rôle culturel du grand magasin dans les années 1930 sont certainement une conclusion en même temps qu’une réalisation autant inespérée que paradoxale de certaines des plus grandes utopies artistiques du début du XXème siècle.
Ainsi, les rapports entre l’univers de la présentation commerciale et celui de la présentation muséographique ne furent pas seulement ceux d’une influence, plus ou moins technique ou décorative, sur les manières de faire. Plus fondamentalement, le dispositif complexe de la présentation commerciale, depuis la question de la vitrine sur rue jusqu’à l’étalagisme des rayons, fut également perçu comme un nouveau champ possible de l’art en tant que tel, un art dans lequel le dispositif de présentation et l’oeuvre seraient devenus indissociables.
En d’autres termes, la question de la présentation de l’oeuvre d’art moderne dans le musée aurait cédé la place à la question de la transformation de l’artiste en spécialiste de la présentation dans l’univers commercial.
Mais ces propositions constituent également un prélude au développement plus fondamental qui affecte à la fois les zones de loisir et de culture dans les villes américaines à partir de la seconde moitié des années 1940.
Se met alors en place un système de désignation esthétique de la production contemporaine ; à l’aube de la société d’hyper consommation, les valorisations esthétiques, artistiques et commerciales sont déjà mêlées dans les conceptions de la vitrine et plus largement du magasin de Kiesler ou Bel Geddes.
Avec le développement des grands centres commerciaux suburbains qui s’accomplit dan la seconde moitié des années 1940, la correspondance entre les centres de culture traditionnels (dont les “musées”) et le centre commercial glissera doucement vers une concurrence, puis vers une convergence. Avec la mise en place des instruments d’une société du loisir, l’un est banalement devenu l’autre.
Pour l’architecte Victor Gruen, l’un des inventeurs du type du “shopping mall” d’origine autrichienne établi ensuite à New York puis à Los Angeles, il ne fit pas de doute, au moins dans un premier temps, que le mall était bien le lieux d’exposition ou même d’expression de l’art de son temps, complément ou extension du musée.
Hugues Fontenas, Strasbourg, janvier 2010.