Conférence
Hugues Fontenas, intervention aux journées d’études “Architectures et espaces de la conservation. 1959-2015. Archives, bibliothèques, musées. Quel patrimoine pour quels enjeux aujourd’hui ?”, Archives Nationales, Pierrefitte-sur-Seine, 11 mars 2015.
Notes
1 L’ouvrage Museum and Gallery, Time & Place Considerate (Séoul, C3 Publishing, 2008) est très représentatif de ce type de publication.
2 Michael Brawne, The New Museum, Architecture and Display, New York, Frederick A. Praeger, 1965. Paul von Naredi-Rainer, Museum Buildings, A Design Manual, Bâle, Birkhaüser, 2004.
3 La répartition est la suivante : 18 musées de beaux-arts, art ancien ou art décoratif ; 13 musées d’art moderne ou contemporain ; 5 musées de société ou d’histoire ; un musée de science et techniques ; un musée d’archéologie ; 3 centres d’art (“Kunsthaus”). Indépendamment des réalisation situées en Europe et aux Etats-Unis figurent seulement une réalisation au Brésil, une autre au Japon et une dernière en Inde.
4 Sont ainsi distingués : séquences de salles commandées ; groupement modulaire de salles ; interpénétration spatiale et isolement spatial ; plan ouvert ; espaces libres ; reconversion et extension de monuments.
5 Ce livre présente 18 musées de beaux-arts, d’art ancien ou d’arts décoratifs ; 35 musées d’art moderne ou contemporain ; 6 musées de société ou d’histoire ; 4 musées de science ou de technique ; 3 musées d’archéologie ; 4 centres d’art et une médiathèque intégrant un pôle d’exposition.
6 Le projet d’implantation du pôle de conservation du musée du Louvre à Liévin relève de ce choix. En France, les musées de Saint-Etienne, de Valence ou de Nancy ont également fait ce choix de création de réserves / pôles de conservation externalisés.
7 Selon le site web du Mas ; http://www.mas.be ; mars 2015.
8 Neil MacGregor, directeur du British Museum au moment de la livraison du WCEC, sur le site web du musée.
9 L’aménagement et les visites régulièrement programmées dans le centre de conservation du Mucem à Marseille correspondent à ce dédoublement : on trouve dans ce centre un type “matériel” de rapport aux objets de collections que le musée ne peut offrir.
10 On pourrait ainsi, paradoxalement, s’intéresser à l’incroyable “Autostadt” de Wolfsburg initiée en 2000 par le constructeur automobile Wolkswagen sur son site industriel historique au sud de Berlin pour envisager le devenir public (pour ne pas dire publicitaire) des centres de conservation. L’ouverture au public très partielle du pôle logistique du distributeur Amazon en 2015 est également instructive à cet égard.
L’architecture hybride des centres de conservation : exposer / protéger les actes de la conservation
2015
Depuis le milieu du XXe siècle, les manuels techniques d’architecture relèvent d’une production éditoriale très singulière qui renseigne non seulement sur des aspects concrets bien délimités mais également sur certaines évolutions architecturales plus larges. Souvent négligés dans l’analyse des écrits architecturaux au profit d’ouvrages plus ouvertement “savants” (récits historiques, essais critiques…), ces manuels constituent pourtant des éléments essentiels d’une pensée pratique et opérationnelle de l’architecture dont on aurait tort de sous-évaluer la portée “théorique”. Cette dernière émerge, comme de manière involontaire, au-delà de l’accumulation des données informatives.
Dans les années d’après la seconde guerre mondiale et jusqu’à la la fin des années 1960, ces manuels techniques relèvent de thématiques qui conduisent à examiner aussi bien des sujets constructifs que des types types d’édifices selon une approche de typologie programmatique. Dans ce genre éditorial, les choix thématiques répondent à des sollicitations pratiques et opérationnelles. Il s’agit avant tout d’informer un public professionnel de concepteurs (architectes ou ingénieurs), mais également des maîtres d’ouvrages ou des utilisateurs. Si on dénombre de très nombreux manuels consacrés aux types programmatiques dominants (établissements d’enseignement, immeubles de bureaux, équipements sportifs…), cette production éditoriale permet également de noter la montée en puissance de types émergents avec de premiers recueils de synthèse sur les parkings ou les centres commerciaux péri-urbains. D’une certaine manière, les quelques manuels consacrés musées qui paraissent dans les années 1950 et 1960, bien moins nombreux que ceux consacrés aux écoles ou aux bureaux, pourraient être classés parmi cette dernière catégorie relative aux typologies nouvelles tant les exemples de musées proposés se distinguent, par leurs ouverture urbaine ou programmatique notamment, des monuments figés couramment édifiés dans la première moitié du XXe siècle.
Au-delà des choix thématiques, la caractéristique principale des manuels techniques publiés à partir de 1940 est de s’organiser selon un sommaire relativement identique.
Après une introduction générale (qui peut s’inscrire dans une perspective historique ou faire office de chapitre “théorique” affiché), chaque ouvrage se consacre d’une part à la présentation détaillée d’un certain nombre de réalisations récentes significatives et d’autre part à des analyses approfondies de quelques sujets techniques cruciaux au regard de la thématique Si la présentation des édifices “exemplaires” s’appuie sur des photos, des plans, des coupes et des dessins de détails, les analyses techniques, qui doivent constituer des outils d’aide à la conception, s’accompagnent de nombreux dessins comparatifs, schémas ou tableaux pour constituer comme un répertoire des meilleures solutions.
A partir de la fin des années 1960 et pendant plus d’une trentaine d’années, la critique de la modernité historique s’est accompagnée du repli relatif de cette production éditoriale tellement impliquée dans le courant de normalisation de la production bâtie. L’heure ne semblait plus être plus à l’énoncé de recettes pour appuyer une production massive relevant de “types” pré-établis. En revanche, depuis une quinzaine d‘année, les phénomènes de globalisation économique ou culturelle ont contribué à la réapparition et surtout au renouvellement du type du manuel, ouvrage toujours structuré sur un inventaire actualisé des réalisations relevant d’un thème considéré, mais maintenant publié en Asie autant qu’aux Etats-Unis ou en Europe.
Ce type de production éditoriale reflète suffisamment les exigences du moment pour inciter à comparer les manuels d’architecture consacrés aux musées parus dans les années 1960 et ceux publiés plus récemment. Cette comparaison permet de mesurer, sur une période d’un demi-siècle, des évolutions sensibles sur le statut architectural des musées mais aussi sur la perception tant professionnelle que publique de cet équipement.
La comparaison entre les ouvrages des deux périodes met tout d’abord en relief une évolution de l’esthétique architecturale des musées avec la progression du caractère “spectaculaire” des bâtiments. Cette évolution bien connue et largement analysée, notamment pour les musée d’art moderne et contemporain depuis l’ouverture du musée de Bilbao en 1997, est parfaitement reflétée par la forme de certains manuels : ceux-ci ne présentent qu’une série de photographies magnifiant l’esthétique des halls, des lieux de circulation et négligeant le plus souvent les salles de présentations des collections (1).
Plus généralement, en comparaison des ouvrages publiés dans les années 1960, ceux parus depuis les années 1990 semblent se caractériser par le fait de ne pas aborder en détail les questions de la présentation des collections liées aux particularités de ces dernières. Ce sujet n’est abordé que du point de vue de l’éclairage ou du contrôle général du climat, deux sujets très liés à l’organisation générale du bâtiment.
La problématique centrale posée pour le projet d’un musée semblerait ainsi se réduire, à la lecture des manuels récents, à la réalisation d’architectures clairement identifiables à l’échelle urbaine, attractives dans leur organisation générale et dans les zones de déambulation offertes au public et présentant certaines qualités techniques de volume (dimensions, éclairage, climat) susceptibles de permettre l’exposition de collections, sans que ces dernières soient davantage considérées. De fait, ces récents manuels possèdent des chapitres techniques considérablement réduits par rapport aux publications des années 1950 et 1960.
La transformation des manuels traduit une évolution des métiers et reflète les phénomènes de spécialisation qui marquent la période, aussi bien pour les professionnels de la conception de bâtiments que pour les professionnels des musées.
En effet, on n’attend plus nécessairement de l’architecte que celui-ci étudie la présentation des œuvres, notamment dans le cas de tous les musées pour lesquels cette présentation s’accompagne de dispositifs de médiation complexes (musée d’histoire, de société, de techniques …). La conception de la présentation des collections est désormais assurée par un spécialiste, le muséographe ou scénographe.
La production éditoriale marque également cette évolution avec la multiplication des manuels de muséographie ou scénographie exempts de toute considération architecturale.
Au-delà de ce premier constat qui reflète une évolution forte souvent commentée, la comparaison entre les manuels de ces deux périodes permet de distinguer une autre évolution, parallèle, sur le statut du musée.
Nous nous attacherons pour ceci à comparer deux manuels parmi les plus complets et précis publiés pour chaque période : d’une part le livre de Michael Brawne, The New Museum, Architecture and Display, paru en 1965 et d’autre part l’ouvrage de Paul von Naredi-Rainer, Museum Buildings, A Design Manual, publié en 2004 (2) .
Le livre de Michael Brawne présente, selon un classement géographique, 41 musées, le plus souvent d’art ou d’arts décoratifs, situés principalement en Europe et aux Etats-Unis (3) . Cet ouvrage comporte surtout des chapitres qui abordent de manière détaillée des sujets techniques dont la maîtrise est alors considérée comme indispensable pour la conception d’un musée : l’éclairage, le contrôle du climat, la sécurité, la conception de supports de présentation (cimaises, vitrines, socles), les réserves et ateliers ; la présentation d’objets en plein air, la signalétique, le mobilier d’accueil et le hall d’entrée.
En comparaison, le livre de Paul von Naredi-Rainer présente 71 musées classés par “catégories” selon une analyse du type d’organisation architecturale (4) et situés principalement en Europe, aux États Unis ou au Japon (5) .
Indépendamment de la présentation assez détaillée de chaque réalisation et de quatre chapitres d’introduction abordant des questions autant historiques que sémantiques, le livre de 2004 s’accompagne d’un ensemble de chapitres techniques sous le titre “l’équipement technique dans les bâtiments de musées” consacrés aux thèmes suivants : “Sécurité, contrôle du climat et éclairage” ; “Conception de la sécurité dans les bâtiments de musées” ; “Le climat dans les musées – contrôle du climat pour la conservation” ; “Le projet d’éclairage dans les musées”.
Au delà de l’absence de considérations muséographiques détaillées, il est remarquable de constater que l’ouvrage le plus récent n’apporte aucun éclairage sur la conception des locaux strictement professionnels des musées (réserves, ateliers de restauration), alors que l’ouvrage de 1965 leur consacre des pages importantes et particulièrement détaillées.
Si cette évolution est immédiatement perceptible par le biais de la comparaison entre deux des ouvrages les plus détaillés de chaque période, l’absence de mention des locaux professionnels semble bien être une caractéristique majeure des publications récentes. A la lecture de ces ouvrages nous sommes en effet amenés à considérer que le statut architectural d’un bâtiment de musée serait aujourd’hui celui d’un lieu presque entièrement public, médiatique, destiné à l’afflux des visiteurs, au déroulement des événements, autour de collections souvent invisibles et avec un très faible adossement à des locaux d’usage professionnel.
Si la disparition de la muséographie dans les manuels d’architecture correspond à un phénomène de spécialisation, on peut avancer qu’il en va de même concernant le peu d’attention portée aux zones “privées” des musées. La disparition des zones “professionnelles” dans les manuels d’architecture consacrés aux musées peut paraître d’autant plus marquante, et peut-être contradictoire, qu’elle s’effectue sur une période au cours de laquelle les métiers du musée et de l’exposition n’ont cessé de se développer. L’affirmation des savoirs et attentes en matière de conservation préventive ou l’accroissement de la circulation des œuvres lié à la multiplication des expositions temporaires ont entraîné des exigences nouvelles pour les zones dédiées à la logistique, à l’étude, à la conservation ou à la restauration des collections.
La disparition de ces zones de réserve ou de travail sur les collections des manuels techniques d’architecture consacrés aux seuls musées serait à poser en parallèle du développement des types particuliers d’équipements que constituent désormais non pas de simples “réserves” externalisées ou in situ, mais les pôles ou centres de conservation.
Si les centres de conservation ne sont pas toujours liés à des institutions muséales, de nombreux grands musées présentent aujourd’hui deux faces dans des corps bien différenciés, avec deux implantations urbaines ou deux registres architecturaux distincts. D’une part le bâtiment musée “public” consacré aux expositions et activités de médiation ou de commercialisation associées ; d’autre part un bâtiment musée “professionnel” qui, autour des réserves, associe les services de logistique, d’étude, de recherche, de restauration et parfois de fabrication en lien à la logistique des expositions. La tendance à dissocier ou distinguer un double relativement “privé” du musée relève, selon la nature des collections et la position du musée, de différentes stratégies politiques ou financières ; elle mérite qu’on y porte attention pour comprendre le nouveau statut programmatique et architectural des pôles de conservation.
S’il existe de nombreux cas d’externalisation et de dissociation claires du pôle de conservation (6) , il faut signaler une manière paradoxale de dissocier qui joue sur l’intrication d’un équipement muséal affiché selon ses codes désormais courants (l’ouverture, la libre circulation…) et d’un pôle de conservation ou de recherche sur les collections particulièrement identifié et distingué. Dans ces exemples, le pôle de conservation ne relève plus exactement, dans l’organisation architecturale, de services adossés à une fonction publique principale, d’une face privée accompagnant nécessairement tout équipement public. Il s’agit bien davantage d’un affichage de juxtaposition d’entités proposant au public comme un service différent ou selon les cas la lecture possible d’une image et d’une appropriation différente du musée et de ses collections.
Le cas du “MAS” (Musée Aan de Stroom) de Anvers conçu par les architectes Neutelings Riedijk (2000-2010) est emblématique de cette approche par son programme comme par son organisation architecturale, avec l’enroulement qu’il propose d’une série de séquences muséales à la fois associées et distinctes : monument urbain, repère touristique, pôle de service urbain, pôle d’expositions conventionnelles, point d’accès à des “réserves visibles”.
Ce qui est proposé de manière explicite est “un regard derrière la scène” : “Les réserves visibles donnent au visiteur l’opportunité rare de voir derrière la scène. Par delà un mur transparent, ils peuvent voir des objets non exposés dans les galeries. La première partie de ces zones de stockage, non ouverte au public, est remplie du sol au plafond d’objets répertoriés.
Les objets de la réserve visible sont conservés dans les meilleures conditions possibles avec un système de contrôle du climat garantissant une température et une hygrométrie constantes. De plus, les objets sont rangés dans des boites en carton non acide, dans des conteneurs spéciaux ou dans des mousses muséales. Dans ce lieu, le personnel du musée contrôle et enregistre les objets, emballe et déballe les pièces prêtées (7) .”
Ce type de dispositif rappelle à grande échelle des aménagements présents au Louvre-Lens ou au musée du Quai Branly à Paris ; il faut noter toutefois que le MAS possède par ailleurs deux réserves externalisées. Le programme du musée archéologique régional de Narbonne, en cours de réalisation selon la conception de l’équipe de Norman Foster présente une ambition similaire avec la juxtaposition / distinction du pôle muséal classique et d’un centre d’études archéologique. Dans ces cas, c’est bien une forme double du musée qui est recherchée pour être présentée, sinon réellement ouverte, au public.
Sur cette question d’une juxtaposition valorisante, le cas récent du British Museum est révélateur. Le “World Conservation and Exhibition Center” a été livré en 2014 et conçu par l’agence Rogers Stirk Harbour + Partners. Regroupant sur neuf niveaux et 18 000 m2 pôle de logistique, salles de réserves enterrées, laboratoires, salles de prises de vues, ateliers de restauration, centre de recherche, salle d’expositions temporaires et une importante infrastructure technique permettant de garantir le contrôle du climat, cet équipement est directement accolé au musée en plein cœur de Londres. Pourtant, le British Museum communique sur ce qui est moins présenté comme une extension que comme une nouvelle entité spécifique bénéficiant de sa propre dénomination ambitieuse : “Le WCEC est une extension qui transforme le musée, un développement qui bénéficiera au musée et au Monde pour de nombreuses années (8) .”
Dans le cadre des projets conduits par notre agence d’architecture, nous avons du nous intéresser aux différents statuts de pôles ou centres de conservation et à leurs dispositifs architecturaux. Au-delà de la diversité programmatique des centres de conservation que nous avons été amenés à concevoir, liée au statut des établissements, il est certain que les différences révèlent un large éventail d’attendus pour ce qui concerne l’image publique ou le rôle public de ce type d’équipement. Par ailleurs, et de manière plus intéressante, ces différences peuvent aussi être la conséquence d’autres rapports aux “collections” ou aux établissement de référence.
Trois projets de centres de conservation réalisés au sein de notre agence témoignent de ces statuts publics différents, à mettre en regard de “collections” réelles ou potentielles.
Le projet du Centre de conservation du musée national de la marine à Dugny est caractéristique du type le plus courant de la création de réserves délocalisées dont l’objectif premier est de permettre un regroupement de collections et de contourner des contraintes foncières du site central. Viennent rejoindre les réserves sur ce nouveau site certains services directement liés aux collections (régie des œuvres, salles d’études pour chercheurs, ateliers de restauration, studio photo, ateliers techniques, zone de logistique). Bâtiment non destiné au public, mais conçu pour accueillir de manière ponctuelle professionnels extérieurs et, surtout, le travail de l’équipe chargée des collections, cet équipement sera clairement le pendant “professionnel” du musée de la place du Trocadéro à Paris. La question de l’image de cet établissement offrant une visibilité de l’institution aux seuls professionnels a cependant fait l’objet d’une attention soutenue, bien au-delà des exigences attendues pour un bâtiment qui n’aurait été que de nature “technique”. Cette attention relève en fait de ce qui est courant pour tout équipement public.
Le projet du centre de conservation et d’études archéologiques régional de Poitiers, vise à restructurer et à agrandir le dépôt archéologique installé dans un ancien bâtiment hospitalier pour le transformer en équipement répondant aux critères d’un centre de conservation. Situé en plein centre-ville, conçu comme un établissement recevant du public avec salles d’études, de documentation et de cours, ce centre est organisé autour d’un fonds non muséal pour un public très limité et identifié : les chercheurs, éventuellement des scolaires, toujours encadrés. Si le rapport au musée et à son ouverture au public est hors sujet, les questions de l’identification architecturale, comme celle de la “muséographie” d’un élément documentaire particulier (le moulage de la frise magdalénienne du “Roc aux sorciers” d’Angles-sur-l’Anglin), ont guidé une part du projet et reflètent le statut public particulier recherché pour ce type d’équipement.
Le projet du Centre de conservation et de restauration du patrimoine mobilier de Corse relève enfin d’une autre approche. Cet équipement implanté à Calvi est porté par la Collectivité territoriale de Corse pour permettre la restauration, la conservation et la médiatisation des très riches collections communales de Corse, abritées notamment dans les églises. Ce cas de centre de conservation est particulièrement intéressant. Il s’agit en effet d’un centre consacré à un patrimoine par essence dispersé sur tout le territoire de la région, à des objets le plus souvent inaccessibles et invisibles dans des édifices normalement fermés. Le centre sera potentiellement le seul lieu dans lequel et par lequel ces objets d’art éparpillés constitueront un ensemble, prendront un sens et une visibilité, comme une “collection” dans une dimension territoriale et historique perceptible. En lien direct avec les activités de restauration (le bâtiment abrite des ateliers mis à disposition de restaurateurs), le centre consacre en effet une part importante de ses surfaces aux activités de médiation auprès d’un public large, notamment scolaire : ateliers pédagogiques, salle de conférence, salles d’expositions.
Comparables aux centres d’interprétation d’ensembles architecturaux, urbains ou encore de sites naturels, ce type de centre de conservation peut, d’une certaine manière “faire musée” en donnant lecture et forme à une “collection” inexistante par ailleurs.
Le centre de conservation apparaît donc comme le lieu et l’outil potentiel de constitution de la réalité culturelle d’une “collection” (celle formée par l’ensemble des patrimoines communaux d’un ensemble régional) et de mise en lumière de ce qui resterait autrement invisible ou trop diffus.
Faire musée autrement : voilà peut-être ce que serait l’ambition, plus ou moins affirmée, de certains centres de conservation, non pas au-delà des aspects techniques professionnels toujours premiers (il s’agit d’abord de lieux de conservation et de travail sur des objets de collections), mais en s’appuyant sur ces aspects techniques.
Parmi les exemples de centres de conservation, le “Schaulager” de Bâle est à la fois un exemple et une exception sur cette question du “faire” musée autrement. Ouvert en 2003, le bâtiment conçu par l’agence Herzog et De Meuron abrite la collection d’art moderne et contemporain de la Fondation Emanuel Hoffmann. Si certaines œuvres de la collection sont présentées par voie de dépôts dans deux musées de la ville de Bâle, le Schaulager est un lieu de conservation unique assurant la visibilité de chacune des pièces dans de multiples alvéoles muséales accessibles à un public restreint, tandis que des volumes plus vastes peuvent être aussi bien attribués à des expositions publiques qu’à des ateliers de restauration ou d’étude. Ici la fondation, plutôt que de construire “son” musée, a préféré construire cet “entrepôt à observer”, un outil technique et scientifique largement médiatisé. Cette disposition mêlant aspects publics et privés était autorisée par la nature de la collection comme par le nombre limité des œuvres (quelques centaines de pièces) ; elle préfigure toutefois ce que serait le programme évolué d’un centre de conservation dans son rapport au public.
En nous appuyant sur ce cas et en ayant à l’esprit des exemples comme ceux du MAS d’Anvers ou du WCEC de Londres, nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle le centre de conservation instituerait un rapport aux “collections” (ou assimilées) que ne pourrait assurer totalement le musée, désormais consacré à la mise en spectacle, aux propos médiatiques forts, aux efforts d’attraction touristiques et commerciaux.
La distinction architecturale et parfois géographique entre deux pôles de l’institution muséale – le “musée d’exposition” et son pôle professionnel – ne correspondrait donc pas toujours à une division entre une face “publique” et une zone “privée”. Les centres de conservation sont en fait amenés à proposer des activités ou une visibilité relevant d’une autre manière d’exposer les collections. Il s’agit non plus d’y exposer des objets, mais de présenter ceux-ci à travers le filtre des métiers de la conservation et de l’exposition. Présenter ce qui contribue à faire de ces objets des sujets d’expositions : voilà ce qui constitue le cœur du projet public potentiel des centres de conservation.
Cette évolution ou inflexion portée de manière plus ou moins affichée par les programmes de pôles de conservation renvoie à une réalité qui affecte tous les domaines de la médiatisation spectaculaire. Comme l’indique le projet du MAS d’Anvers, tout spectateur rêve de passer “derrière la scène”. Après avoir parcouru l’exposition, le visiteur voudra connaître son “making of” (9) .
Le centre de conservation autorise ainsi une autre image publique du musée selon une approche plus “matérielle” de ses collections. Les collections n’y sont plus seulement porteuses d’un discours scientifique de nature technique, sociale, esthétique ou historique selon la nature du musée. Le discours y porterait sur la matière même des œuvres, sur les conditions physiques de leur existence, de leur manipulation.
Cette manipulation, mise en lumière, devient un fait central ; l’intérêt pour les actes de la conservation, pour des métiers et des savoirs-faire sont au cœur de tels dispositifs.
Cette visibilité du “making of” qui est potentiellement à l’œuvre dans de nombreux projets de centres de conservation tire profit d’un cadre différent de celui du musée public ; dans le même temps, cette visibilité justifie et appuie la nécessité du pôle professionnel.
Bien au-delà de la problématique de “réserves visitables” ou de la mise en scène plus ou moins réductrice d’ateliers de restauration, les architectures des centres de conservation doivent ainsi répondre à des objectifs plus contradictoires qu’il n’y paraît : zones de travail relevant de process de logistique liés à l’accroissement de la circulation des œuvres, abris de préservation à très long terme de collections souvent fragiles, lieux de passage de publics professionnels (chercheurs, commissaires d’expositions…), mais aussi lieux d’un accueil différent de publics.
L’architecture des pôles de conservation doit ainsi s’organiser autour d’une double nature : d’un côté une protection ; de l’autre une (dé)monstration non spectaculaire. Le spectaculaire en est absent parce qu’il se déroule ailleurs : la protection affichée prépare ce spectacle qui doit se dérouler et qui maintient l’attractivité et la popularité du cœur du musée (expositions, accrochages renouvelés…). Le centre de conservation serait en cela un autre type d’équipement public, parfaitement hybride, indissociable d’un lieu de référence, qui permettrait d’assurer une balance du spectaculaire, de jouer sur deux niveaux de médiatisation. Un outil qui ne peut exister que sur la base d’objectifs de politique scientifique, culturelle et éducative clairement établis.
Le caractère hybride de ces architectures repose également sur des conditions physiques contradictoires comme sur le temps long dans lequel elles s’inscrivent. A la fois industrielle, muséale et éducative, l’architecture des centres de conservation est d’abord celle d’un outil à multiples facettes autour de collections et qui doit répondre à plusieurs temporalités.
Le centre de conservation s’inscrit dans un temps long auquel les musées ont en partie échappé au cours des dernières décennies, un temps long qui exige une forte présence matérielle. L’architecture de la protection (contre les variations climatiques, les lumières, les agressions de toute sorte…) convoque des dispositif à l’opposé des images de transparence ou d’ouverture véhiculées couramment par les musées contemporains. Par ailleurs, ces pôles doivent se préparer à être le terrain d’évolutions sensibles pour des motifs nombreux : évolution des savoirs et des types d’intervention sur les collections, accroissement du volume de ces collections, ouverture partielle à à des publics spécialisés ou non.
Surtout, pour les concepteurs en charge d’un centre de conservation, l’exigence matérielle, physique et temporelle oblige à un retour d’attention envers les objets, vers les collections dans une dimension proprement architecturale qui n’est plus de l’ordre de la lecture muséographique. Si dans les musée le rapport aux objets a échappé à l’architecture et ne peut être désormais que muséographique, dans une logique de pure médiation, les programmes de centres de conservation obligent à considérer les objets au-delà de leur exposition directe, frontale. Dans leur rapport au public, les centres de conservation permettent de montrer ou de désigner l’objet par les gestes qui l’entourent, qui le conditionnent, qui le créent comme objet d’exposition. C’est une réalité à la fois en-deçà et au-delà de l’exposition qui doit être appréhendée.
Dans ce dispositif décalé et hybride de monstration paradoxale, d'”exposition” des conditions de l’exposition, il apparait que l’architecture est, davantage qu’un cadre valorisant, un outil essentiel. Bien mieux que par une muséographie, le “making of” sera perceptible à travers une organisation, une manière de relier, d’articuler ce qui est montré et ce qui est caché, parfois de désigner ce qui est caché. En ce sens, la conception de la face “publique” d’un centre de conservation peut être rapprochée de celle des “musées” promotionnels et publicitaires qui permettent la visite de sites de groupes industriels (10) .
Il n’existe pas encore de manuel technique d’architecture pour aider à la conception des centres de conservation de musées. En fait, il serait vain de rechercher une typologie architecturale pour ce registre programmatique dont on comprend qu’il aspire à des montages nouveaux, à initier des équilibres par nature instables entre les faces publiques et privées d’institutions chargées de la constitution, de la valorisation et de la préservation de collections. Il ne s’agit pas tant de programmes nouveaux que d’une manière de puiser dans différentes sources programmatiques, d’inventer des association avec un minimum de liberté associée à des exigences techniques indissociables de la présence physique des objets comme de l’exercice quotidien d’ activités professionnelles. S’ils proposent des processus d’hybridation en puisant à des modèles de bâtiments industriels, universitaires ou culturels, les centres de conservation pourraient relever de définitions encore plus singulières, plus atypiques, et sans doute plus évolutives que celle des musées.
Hugues Fontenas, mars 2015.